Politique

À l'aube des grandes mutations

La Croix 10/1/1969

 

Depuis septembre de nombreux livres ont paru sur le mois de mai 1968 qui donna sa coloration à toute l'année. Qu'ils louent cette période révolutionnaire ou qu'ils s'en indignent, je suis frappé de leur caractère superficiel. Ils restent à la surface des faits, négligeant la dimension de leur profondeur. Les meilleurs de ceux que j'ai lu ne dépassent pas l'anecdotique.

Pourtant, cette explosion juvénile n'est-elle pas quand on essaie l'analyse, la convulsion annonciatrice des grandes mutations ? Qui a su déchiffrer, vers les années 30, dans les révoltes sporadiques de ce qui ne s'appelait pas encore le tiers-monde, la chute très proche des empires ? Seul un Teilhard de Chardin, dans les lettres qu'il écrivait de Chine vers cette époque, l'a pressenti. La plupart des contemporains n'ont au contraire pas su voir le lien spirituel qui rattachait entre eux l'avance des Cantonnais, la révolte d'Indochine, le mouvement du manifeste algérien et la réaction des dahirs berbères. En comprenant la portée de ces faits, nos devanciers nous auraient évité bien de peines et des morts...

Ne commettons pas une erreur analogue, négligeant comme épisodes sans relations entre eux les reviviscences des mouvements de mai. Elles me font pourtant penser à ce volcan de la Réunion qu'il m'est arrivé de survoler : y clapotent en boue grise les éruptions futures du feu. Les élections de juillet ont rassuré le petit bourgeois qui se cache en tout Français, celui même qui, vers 1930, se rassurait en sachant les leaders annamites au bagne de Poulo-Condor. Hélas ! la sémantique témoigne de notre volonté de sommeil : nous ne parlons plus des « mouvements » de mai. Très euphémiquement, nous usons du mot « événements », réduisant ainsi les jours troublés à un désordre tout fortuit et sans suite.

Or, bien au contraire, ce mois de mai 1968 présente tous les caractères des agitations millénaristes qui précèdent les sautes de l'Histoire. On y retrouve les traits que présentèrent, au grand virage du Moyen Age, les Bogomils ou les Begards. Surtout il s’apparente curieusement aux messianismes qui tourmentent les pays en voie de développement par suite du heurt de leurs civilisations avec la civilisation occidentale. Même mythe du monde à retourner, engendrant un manichéisme naïf, avec un goût de défi pour les puissants ; même ambiance impulsive plutôt que programme. On croit retrouver les convulsions « nativistes » évoquées par Muhlmann dans son livre Messianismes révolutionnaires du tiers-monde. C'est ainsi, de part et d'autre, un besoin de « sortie », une recherche d'évasion dont témoigne l'occupation de l'Odéon, si tactiquement stupide que seuls ils peuvent l'expliquer. N'est-ce pas ce même besoin et cette même recherche qui poussèrent si souvent les Indiens d'Amérique latine sur les routes de leur suicide collectif ? Poursuivons encore notre diagnostic : univers spirituel d'une même « ahurissante simplicité » ; même sens de l'apocalypse qui se traduisit en mai par l'éclosion inattendue des drapeaux noirs, signes du renversement total et apothéose de la destruction ; même rôle des leaders charismatiques (tel fut Cohn Bendit). Qu'on me permette d'en revenir à Muhlmann : « Sur le plan social... toutes les marques de la clôture, d'un système intellectuel et moral exclusif, avec effervescence affective interne soutenue par toute une terminologie d'amour, de bonté, de fraternité, etc... et allergie affective externe, avec des œillères pour tout ce qui ne rentre pas dans le champ de son propre système de croyances ; un investissement paranoïaque du groupe qui devient le centre absolu de toute activité. »

Dans ce texte sur les Mao-Mao, ne reconnaissons-nous pas nos enfants du dernier printemps ?

Mais si le mouvement de mai s'apparente aux mouvements nativistes et messianiques, c'est qu'il résulte lui-aussi d'une rupture de civilisation. Dans les deux cas, nous sommes en présence de la « défense d'une certaine tradition inconsciente de l'homme contre la société qui la viole », due dans les deux cas, à un monde qui change trop vite pour que l'accompagne une évolution normale de notre espèce. Les pays sous-développés présentent sans doute ces phénomènes avec un effet de grossissement, mais les drames qui les perturbent sont quand même les nôtres. Nous aussi nous avons grandi trop vite pour notre univers moral. « Les progrès de la science physique et de la chimie (je cite O. Mannoni dans sa Psychologie de la colonisation) ont mille ans d'avance sur ceux des sciences sociales et sur l'éducation de la volonté... les canons de la vie sont dans un état de fluidité continuelle... De nouveaux équilibres qui nous sont inconnus sont peut-être en train de se préparer, mais seuls nos arrière-petits-enfants y pourront trouver la paix. » Nous voilà donc très loin d'une simple révolte d'étudiants, et ainsi s'explique le caractère universel des insurrections printanières. Sachons-le bien : des élections aux yeux de certains rassurantes, une réforme de l'Université plus ou moins mal accueillie, n'ont pas résolu le problème posé à notre génération.